Qu'est-ce qui nous "fait" changer ?
Dernière mise à jour : 14 janv. 2022
Dès le début du confinement, on avait vu de nombreux commentaires apparaître sur le "monde d'après", entre prédiction généralisante (le monde sera différent), désir (il faut que le monde soit différent) ou, à l'inverse, scepticisme (peu probable qu'une telle crise ne change durablement les choses).
Fondamentalement, la question posée est celle de l'élasticité de nos comportements et de nos modes de pensée : dans quelle mesure ceux-ci sont-ils susceptibles d'évoluer face au choc ? Ou autrement dit, quelle différence faire entre des comportements adaptatifs, sous l'effet de prises de conscience et de contraintes limitées dans le temps, et des comportements "reprogrammés" et durables, où nos modes de pensée et nos habitudes ne sont effectivement plus les mêmes ?
Comprendre nos comportements
On peut aborder ces questions en regardant de plus près le modèle cognitif et comportemental, très utile à la compréhension et à la lecture de nos comportements.
Schématiquement, ce modèle permet de comprendre que nos comportements sont le produit de l’individu que nous sommes et de la situation concrète dans laquelle nous nous trouvons.
L’individu que nous sommes, avec nos modes de pensée, nos valeurs, nos croyances, nos besoins, nos limites, nos expériences…, qui constituent notre bagage, et qui forgent les traits de notre personnalité et de notre « rapport aux autres et aux événements ».
La situation : le moment, le lieu, les circonstances, les interlocuteurs..., qui sont par nature divers au cours de nos journées, et qu’il ne faut pas confondre avec l’environnement et le contexte (professionnel, familial, social…) dans lesquels nous évoluons, qui entrent bien sûr en résonance avec nous et influent sur nos perceptions et nos émotions dans les situations où nous nous trouvons.
Dans toute situation, nous ressentons des émotions, qui peuvent s’inscrire dans une large palette (joie, peur, étonnement…) et varier bien sûr en intensité.
Selon la nature et l'intensité de ces émotions, nous tendons à adopter des comportements de telle façon qu’ils prolongent nos émotions quand nous les ressentons comme agréables ou positives, ou à l’inverse les atténuent, voire les fassent disparaître, si nous les percevons comme désagréables ou négatives.
Nous avons tous de nombreux exemples à l’esprit, comme ce manager, pilier de sa direction, bon orateur, aimant expliquer et convaincre, « prenant de l’énergie » au contact des autres, ressentant plutôt du plaisir, de l’envie, voire une certaine excitation quand il doit présenter son plan d’action commercial à son board et à ses pairs, et qui a du mal à s'arrêter et à conclure sa présentation…
Beaucoup de nos comportements revêtent un caractère automatique et inconscient ; ils nous permettent de gérer avec succès, et économie d'effort, nombre de situations que nous rencontrons habituellement, "sans trop nous poser de questions".
Dans la situation décrite pour notre manager, celui-ci ressent des émotions très positives. Imaginons qu’il remporte un franc succès. Dès lors que ce même type de situation se reproduit pour lui, avec le même type d’émotions (plaisir, envie, excitation) et de conséquences (succès), tout est en place pour que les comportements de notre manager se consolident et deviennent « automatiques ». Il construit une « matrice », où un ensemble de situations qu’il perçoit comme analogues (même si elles ne le sont jamais totalement dans les faits) appellent de sa part le même type de comportements.
S’il ne fait pas preuve d’attention à ses comportements et aux réponses qu’il en reçoit (comme, par exemple, un début d’impatience de son auditoire…), ou encore s’il ne reçoit pas de réponses de ses interlocuteurs susceptibles de l’alerter, il se trouve dans un angle mort, et il n’a aucune "raison" de faire évoluer ses comportements…
Et dans le contexte du confinement ?
Un contexte inédit est survenu pour la moitié de la planète. En France, il s’était cristallisé mi-mars 2020, mais son installation dans les esprits et les comportements s’était inscrite dans un processus : perception d’abord lointaine et irréelle du danger (janvier et courant février), anticipation d’une partie de la population, visible à travers certains comportements d’accumulation de biens de première nécessité, accélération subite de la menace et annonce du confinement (première quinzaine de mars), régime sous lequel nous avons donc vécu jusqu’au 11 mai, et que nous connaissons toujours avec ces différents avatars.
Nous avons dû modifier radicalement et rapidement nos habitudes de vie et nos comportements sous l’effet d’une menace exogène, un virus en l’occurrence, et de contraintes imposées par les pouvoirs publics.
Même s’ils sont spectaculaires, les changements de comportements sous l’effet de seuls facteurs exogènes sont souvent peu durables et donnent leur maximum d’efficacité sur la période où les contraintes sont à leur apogée et où l’individu n’a pas eu encore le temps de trouver des espaces pour s'ajuster ou les aménager...
On observe ainsi que l’atténuation de la menace ou des contraintes, ou en tout cas la perception de leur atténuation, provoque un retour aux comportements habituels, voire les renforce. On en a eu très vite quelques illustrations, comme la dispersion du canal Saint-Martin, dès le 1er jour du déconfinement en mai 2020, pris d’assaut par des petits groupes d’individus, et qui s’en est suivie dès le lendemain par l’interdiction d’y consommer de l’alcool. Illustration de la grande élasticité de nos comportements et de la réponse de nos gouvernants…
A moins de pérenniser les contraintes extérieures (et on voit très vite quelles en seraient les limites sur le plan démocratique !), il faut qu’un processus endogène « prenne le relai » pour que de comportements nouveaux s’installent chez nous dans la durée.
En effet, il faut que les conséquences de nos nouveaux comportements génèrent à nos yeux des gains et des bénéfices suffisants, confirmant ainsi leur pertinence et favorisant alors leur répétition. Par exemple, si nous avons la perception qu’une réunion d’une heure à distance avec notre équipe, au moyen d’un outil ergonomique, nous procure un certain confort, sans pour autant dégrader les relations ni la qualité des échanges, et nous permet, ainsi qu’à l’équipe, de gagner du temps, il est probable que nous reproduisions ce type de réunion. Ce comportement aura pu s’imposer du fait du confinement mais, dès lors qu’une telle pratique n’aura pas été remise en cause par notre employeur, nous l’aurons adoptée parce que nous en aurons perçu par nous-mêmes les bénéfices, l’effort d’adaptation nécessaire de notre part nous paraissant alors acceptable (1).
Bien entendu, ces gains sont extrêmement divers et nous avons tout intérêt à les identifier : gains sur notre état intérieur (émotions positives que nous en ressentons, accroissement de notre bien-être), plus grand confort, économie d’effort et moindre fatigue, plus grande influence sur les événements, meilleure maîtrise de son temps et plus grande efficacité, relations plus harmonieuses avec les autres, mais aussi une plus grande adaptation aux situations et à nos interlocuteurs, des gains d’apprentissage, un sentiment accru d'utilité et de reconnaissance, ou encore une plus grande affirmation de nos valeurs grâce à ces nouveaux comportements...
(1) De plus, dès lors que les technologies sont disponibles, ont déjà pris largement leur place dans les usages tant professionnels qu'extra-professionnels, et s'améliorent dans leur ergonomie et leurs fonctionnalités, il est peu probable que notre employeur, s'il est réfractaire, puisse longtemps rester sourd à l'implantation ou au développement du travail à distance, et préfère plutôt l'encadrer que de s'y opposer.
Et maintenant ?
Dans le contexte que nous vivons, où beaucoup de nos repères et de nos habitudes sont interrogés et « ouvrent de grands espaces », décoder nos comportements et être lucide sur ce qui nous anime sont essentiels pour (ré)affirmer notre place et nos choix, contribuer aux changements, petits ou grands, que nous souhaitons vraiment, sans être dupes de nous-mêmes, quitte à savoir patienter s’il le faut, mais sans renoncer aux projets qui nous font vibrer.
