top of page
Rechercher

En rebond sur l’individu-norme...

Dernière mise à jour : 12 janv. 2022

Dans le processus d'émergence de l'individu-norme, il serait intéressant d'étudier le rôle structurant, socialement, économiquement, éthiquement, politiquement, de la coexistence d'un pôle conservateur et d'un pôle novateur, les anciens et les modernes.


A la lueur de l'histoire récrite, les conservateurs sont vus ou décrits comme les tenants de l'ordre ancien, cet ordre qui assure la stabilité, demande à être servi avec abnégation, n'hésite pas à invoquer le sacrifice de soi pour le tout.


Les modernes, quant à eux, proclament la défaite de l'ancien monde et annoncent ou promettent un nouveau monde, un nouvel ordre, forcément débarrassé des errements du passé, porté sur l'émergence de l'individu, son épanouissement, son auto-réalisation.


Entre les deux, la lutte est féroce, violente, meurtrière. Par bonheur, les tribunaux sont là pour pacifier la chose. Mais la magistrature, qu'elle soit religieuse, citoyenne, politique est, forcément, préexistante au procès dont elle a à connaître, donc, par nature, plutôt du camp de ce qui est et n'est donc pas porté à la projection de ce qui sera ou devrait être.


Des procès de Socrate, Galilée, Descartes jusqu'aux condamnations des Fleurs du mal, et autres censures, l'histoire regorge de personnes exilées, tuées, emprisonnées, voire chimiquement castrées pour avoir transgressé un dogme, une opinion ou une conduite morale. C'est connu et donc somme toute peu intéressant pour notre individu-norme.


Ce qui semble plus pertinent est que le moderne d'un jour sera souvent l'ancien de demain.

Cette évolution de la libre pensée est naissance de l'individu-norme. Comme si, à chaque siècle, année, étape, les modernes poussaient encore davantage le grignotage de l'aspect holistique de la société, la possibilité de l'individu de contester l'ordre établi et donc le groupe ; comme si, à chaque étape, le tout devait davantage prendre en compte l'individu, lui accordant la parole, des droits, des devoirs certes, mais sans cesse plus expliqués et moins imposés (on n'impose plus, on convainc).


Il est frappant de constater que, sur le temps long, ou du moins séculaire, les conservateurs ne gagnent jamais. C'est d'ailleurs bien normal, puisque l'individu-norme permet aussi l'échange, l'innovation, la success story individuelle, la puissance scientifique, industrielle et... militaire. Chacun y trouve, un temps au moins, son compte. Les modernes accèdent au pouvoir ou à la visibilité, les curseurs bougent, les conservateurs soupirent en se disant que ce n'est pas un monde pour leurs enfants mais ne dédaignent pas forcément la richesse, la puissance qui peuvent en découler.


Pour autant, les conservateurs résistent. Peu à peu, ils firent moins de bûchers, mais plus de procès. La société devenant, dans les nations occidentales, à chaque grignotage du système holistique, plus perméable au changement, se structurant aussi, les droits conquis s'inscrivant dans le marbre des constitutions, lois et jurisprudences, les prétoires ont, en effet, de plus en plus remplacé les piloris. A cet égard, l'histoire judiciaire de la seconde moitié du XIXème siècle en matière de presse et de bonnes mœurs est passionnante. Tout autant d'ailleurs que l'histoire politique française de cette époque, écartelée entre républicains bourgeois, royalistes, impériaux, anarchistes.


Nos conservateurs, parce qu'ils représentent l'ordre établi ne peuvent donc, a priori, pas mourir. Ils résisteront donc toujours. Sauf du jour où, eux-mêmes, se dissoudront dans la norme individuelle.


En attendant, un moment particulier de l'histoire mériterait d'être évoqué plus longuement en matière de naissance et de progression de l'individu-norme. C'est la réforme. Le christianisme a un rôle matriciel, l'individu, siège de l'esprit, reçoit une dignité propre, s'approprie en effet sa relation à Dieu et pose ainsi les germes d'une pensée autonome.


Mais l'incarnation séculaire du christianisme dans le catholicisme dit aussi autre chose. La création de cette multinationale religieuse, capable, comme toute institution humaine d'importance, du meilleur comme du pire, a rapidement, par sa superstructure administrative et son rôle politique, intégré le camp des conservateurs.


Certes, le fidèle s'approprie sa relation à Dieu mais il le fait surtout par le biais d'une médiation, celle du ministre du culte, seul doté du pouvoir sacramentel et seul détenteur du texte. Rappelons qu'avant le concile Vatican II, l'Eglise appelait encore le fidèle à la prudence dans la lecture de textes dont il ne fallait pas étudier les traductions successives.


La réforme, reprenant le modèle juif du rabbin dépourvu de tout pouvoir sacramentel, a retenu l'absence de médiateur imposé, faisant du pasteur un guide, un assistant, dont on peut changer si l'offre de services est insuffisante, et en aucun cas un homme habilité à sacrer et à pardonner au nom de Dieu. Dans la même logique, le rapport au texte est différent. L'imprimerie permet une diffusion massive des textes qui doivent être lus en famille, en communauté, débattus, contestés, étudiés, là encore sur le modèle juif.


Il est frappant de voir qu'une grande nation catholique comme la France a donné un pays centralisé, colbertiste, longtemps proche d'un catholicisme social se méfiant de la libre entreprise ou, plutôt, de la libre concurrence. On le sait, les pays protestants sont plus férus de régionalisme, de libre concurrence, de libre entreprise, d'audace capitalistique, de rigueur budgétaire et de pondération dans l'affichage de la richesse.


Il serait sans doute intéressant de creuser ce qui fait que, dans la matrice chrétienne même qui favorise le confortement de l'individu norme, d'emblée, le débat des conservateurs et des modernes se produit. Et encore plus intéressant d'étudier comment et si, aujourd'hui, les pays de tradition catholique et les pays de tradition protestante réagissent de la même façon à l'envahissement de la sphère sociale par l'individu-norme.


Au plan politique, il serait sans doute intéressant de s'intéresser à l'histoire de l'anarchisme et à la sociologie des blocs de gauche puis d'extrême gauche.


Dans le l'histoire du grignotage du système holistique, les modernes sont, politiquement, plutôt perçus comme de gauche. Mais comment ne pas voir, au sein de cette famille si floue, l'éclatement des blocs. Plus que cela, ces partis, ces courants, parce qu'ils promeuvent un individu-norme qui n'a d'autre norme que lui-même, s'écroulent sur eux-mêmes, comme une super nova. Moins ils sont nombreux, plus ils sont divisés.


Ces courants connaissent aussi leurs conservateurs et leurs novateurs. En ce sens, ils sont tristement banaux. L'article de Marianne du 14/04/2021 sur la dénonciation, par des femmes lesbiennes, des pressions sexistes exercées à leur endroit par des hommes ayant transitionné et membres de mouvements LGBTQIAP+, Queer-TransPédéGouinesNonBinaires... illustre assez l'effondrement de la norme pour des personnes se définissant par leur sexualité, leur genre, leur plaisir, leur ressenti et non pas par leur appartenance à un tout. On y voit avec effroi que, plus la norme devient individuelle, plus sa violence se fait sentir, justement parce qu'elle portée par peu de personnes.


Gauche et droite ont toujours eu leur clivage entre conservateurs et modernes, libéraux et conservateurs. La droite colbertiste et gaullienne s'est toujours méfiée de la libre concurrence dérégulée ; la gauche communiste rigide et fondamentalement contrôlante et structurante s'est toujours méfiée de l'anarchisme. A cet égard, l'histoire du syndicalisme avec sa disparition partielle des grandes centrales au profit de nouveaux syndicats plus incontrôlables mériterait sans doute d'être convoquée.


L'histoire du mouvement écologiste devrait sans doute aussi en être un exemple. Un sujet aussi important qui ne pourra être travaillé que collectivement et mondialement dans le cadre d'une réflexion de fond, scientifique, opérationnelle et économique, est monopolisé de fait par des partis et groupuscules qui sont justement aux antipodes d’une vision holiste ; des groupes obscurs, opaques qui vivent de schismes en schismes.


La chanson d'Orelsan "Suicide social" évoque le désespoir autant que la haine d'un individu, pour une société qu'il rejette autant qu'il la désire, comme en témoigne son suicide fictif après l'affirmation de sa haine. "Famille, je vous hais" ne disait pas autre chose, dans un style plus littéraire. La déclaration de haine d'Orelsan vise tous les stéréotypes sociétaux (du paysan au grand patron, du représentant de commerce au syndicaliste) dans le but affiché de proclamer que la seule norme de son individualité lui permet, en contrepoint, un regard universel qui n'a d'autre aboutissement que sa propre destruction.


N'est-ce pas, en définitive, le destin inéluctable de l'individu-norme ?


bottom of page